Il faisait nuit lorsque le monstre sorti de son repère habituel. Dehors la lune était bien haute et les étoiles brillaient d'une lumière tout à fait particulière. Le temps était doux, parfois la brise s'aventuraient dans les rues animées de la Nouvelle-Orléans, apportant un peu de fraicheur à l'été. Il y avait du bruit, une certaine animation. Ça riait, ça chantait, ça s'amusait de façon insouciante et typiquement humaine. Mais la ville avait toujours été très joyeuse. Même lorsqu'elle avait subi Katrina, il semblait qu'elle n'avait pas perdu de sa frivole douceur et de sa passion. C'était un endroit vivant, qui ne dormait jamais réellement. Les lumières des quartiers, le vieux jazz joué dans des bars, les chevaux et calèches qui passaient parfois, donnaient aux lieux une ambiance plus que délectable aux lieux. C'était bien pour ça qu'Hadès avait choisi la ville des décennies plus tôt. Pour sa fraicheur, sa joie et son allégresse. C'était bien différent du silence des enfers et dans un sens, il lui arrivait parfois de regretter ces derniers -voilà pourquoi il s'y rendait le plus souvent possible- mais la Nouvelle-Orléans avait quelque chose d'atypique et de particulier qu'il était incapable de s'expliquer et qui l'attirait tant.

Il avait passé la journée dans le monde des mortels, comme ces derniers. Faisant des choses tout à fait ordinaires et banales -mais il devait bien avouer qu'il aimait particulièrement ces moments humains- travaillant comme eux, dans la morgue de l'hôpital de la ville. La plupart du temps seul, il savourait là l'occasion de se retrouver avec les morts et de les accompagner d'une façon bien particulière dans leur dernière demeure. C'était différent de tout le temps qu'il avait passé sous Terre sans jamais connaitre la lumière du jour et à ses yeux, ça n'était ni plaisant ni déplaisant en fin de compte. C'était juste autre chose, comme une nouvelle vie, qu'il vivait paisiblement. Une sorte de compromis entre le passé et le futur d'un vieux dieu un peu aigri par l'âge.

La nuit était tombée depuis bien longtemps lorsqu'il réalisa que les humains avaient cessé de travailler dans la ville. Mais il n'était guère inquiet de cela ; il avait l'habitude de ne pas se fier au temps et de lui échapper pour se concentrer sur sa tâche. De plus, personne ne l'attendait chez lui ; Perséphone passait la soirée avec sa mère et il n'avait aucune autre obligation qui le ferait se hâter. Toutefois, il savait déjà où il allait poursuivre sa nuitée. Il y avait, dans un quartier bien doux de la ville, un bar qu'il affectionnait particulièrement. Pas pour son ambiance ou sa localisation, mais pour la jeune barmaid qui s'y trouvait toujours. Si elle répondait désormais au doux nom de Mary, lui la connaissait sous l'identité d'Aphrodite. Bel enfant, membre de sa famille, il l'avait toujours contemplé avec une sorte de douceur paternelle. Et c'était d'ailleurs probablement pour cela qu'il n'avait jamais été tenté de tromper son épouse avec la divine créature, contrairement à bon nombre d'autres dieux et créatures. Cependant, il n'avait jamais été particulièrement proche d'elle -même s'il était plus juste de dire qu'il n'avait jamais été réellement proche d'aucun dieu puisqu'il avait pendant longtemps boudé le Mont Olympe pour lui préférer les Enfers- et devait bien admettre qu'il appréhendait toujours de croiser sa route. Mais il était légèrement inquiet pour elle car depuis des décennies déjà, elle s'était détournée de ses dons divins pour préférer le monde des humains. Et s'ils savaient que les autres dieux tentaient de la raisonner et de la surveiller par tous les moyens, lui se contentait parfois d'aller prendre un verre pour avoir de ses nouvelles.

Il souffla en songeant au nombre de fois où il était venu ici depuis ces deux dernières années et se demanda si Perséphone ne finirait pas par être jalouse à force, puis il sourit. Poussant la porte, il pénétra dans le bar et alla s'asseoir au comptoir. Aphrodite était là, plus belle et rayonnante que jamais. Il lui offrit un doux sourire et se pencha en avant pour l'interpeller : « Bonsoir. Un bourbon s'il te plait. »

( Pando )

Soirée plus calme qu'agitée, mais les regards doux qu'on lui lancent sont tout aussi nombreux. C'est sa nature, au lieu d'être un spécimen particulièrement exotique comme ils aiment le dire, ils ne savent pas que c'est juste son aura divine qui les attire et non pas foncièrement sa beauté. Aphrodite logée parmi les humains, a servir des cocktails et a tirer des bières derrière un bar. Elle n'a pas besoin d'utiliser ses dons pour que quand elle frôle leurs mains en récupérant la monnaie ils se sentent euphoriques, désireux de poser davantage leurs mains sur elle. C'est de ces détails qu'elle n'a pas su réduire au silence, et se persuade maintenant qu'il ne s'agit qu'effectivement que de sa beauté et non pas de faits divins. Les mortels sont trop influençables en la présence de dieux, ils n'en ont même pas conscience et les amants qu'elle ramène dans son lit parfois finissent par la demander en mariage. Elle soupire doucement, le bar est la sécurité qu'elle s'impose désormais, jamais avec des clients, mais quand des dieux viennent c'est plus facile pour elle.

En parlant de dieux, n'est elle pas agacée de voir Hadès entrer ? Sourire qui s'étire en coin, elle l'observe arriver avec toute sa prestance de roi des enfers tout en essayant de le voir comme un simple homme qui vient prendre un verre et non pas parler de son déni qui persiste depuis quelques décennies. N'en témoignent les tatouages sur sa peau, elle la marque avec l'espoir de les voir s'effriter avec l'âge, se fondre un peu plus, rendre son corps bien moins parfait des corps des dieux et déesses. Son cœur palpite d'une légère angoisse, elle le laisse s'installer et le laisse lui dire ce qu'il désire. Un bourbon, elle hoche la tête et s'exécute en lui faisant dos. Les pensées s'emmêlent dans la tête, elle espère qu'il n'est pas ici pour lui rappeler sa nature et quand bien même il essayerait elle y pense, mais il pourrait aussi l'aider.

Mary se retourne vers son client, dépose sur le comptoir le verre dont le liquide ambré ne lui donnera probablement jamais d'ivresse comme peut le faire les alcools divins. C'est la saveur qui est toutefois intéressante, les humains sont capable de faire dans la diversité, pas les dieux. La vie à l'Olympe y était certes tranquille mais monotone, lui rappelle aujourd’hui les footeux devant leur match. A commenter comme s'il s'agissait d'un jeu tous les conflits humains. Ici la vie existe, elle est plus palpitante, elle a plus de sens, l'amour aussi. Mary détaille le profil d'Hadès, des Olympiens elle était sans doute moins proche de lui puisqu'il vivait dans le Tartare, mais de cette inaccessibilité un jeu s'était créé pour elle, celui de le séduire et se vanter ensuite devant les autres. Elle a jalousé Perséphone et son enlèvement passionnel, aurait voulu être à sa place pour vivre quelque chose d'aussi fort en émotions plutôt qu'être dans le drama d'adultère constamment. Jamais elle ne l'a eu, Hadès, il est face à son charme comme un mort dans les eaux du Styx et cela l'a longtemps frustrée. Aujourd'hui qu'elle n'est plus déesse, cela ne la préoccupe plus.

« Comment s'est passé ta journée ? Boulot j'imagine ?» Elle casse l'aspect divin, le ramène à sa routine de mortel. Parce qu'elle refuse de voir le reste. Elle lance la conversation en premier pour qu'il ne fasse pas comme les autres a la mettre en garde ou alors elle fera voeu radical auprès de lui. Aphrodite compte mourir comme les humains, un jour, elle cherche le moyen.

( Pando )

Il la voyait bien, cette attraction divine qui émanait d’elle et qui forçait certains clients du bar à se presser à ce dernier pour commander de nouvelles boissons. Il comprenait bien qu’il s’agissait des dons de la déesse et que ce que les humains prenaient pour un charme hors du commun était en réalité des pouvoirs qu’elle avait obtenus à sa naissance. Il l’observait alors qu’elle agissait comme si tout allait bien, comme si tout était normal, comme si elle était humaine, elle aussi. Finalement, elle semblait s’adapter à ce drôle de rythme de vie que lui avait longtemps dénigré. C’était comme si finalement, elle avait toujours fait ça, et même si c’était dur à admettre, ça semblait lui réussir, en quelque sorte. Mais était-elle réellement heureuse en tant que déesse qui se force à vivre comme une humaine ? Il en doutait sérieusement. Lui peinait encore à aimer le monde des mortels en comparaison à ses enfers dans lesquels il avait vécu tant de temps qu’il lui semblait avoir oublié l’époque des titans et sa naissance.

Il l’observait toujours lorsqu’elle s’approcha et déposa son verre devant lui. Elle ne semblait pas tout à fait heureuse de le voir ici, mais pas agacée non plus. Quasiment impartiale, et probablement sur la défensive en fin de compte. Il hocha doucement la tête pour la remercier. Il paya même, de bonne grâce, lui offrant par la même occasion un léger pourboire. Chez lui l’argent ne manquait pas et il n’avait pas envie de s’encombrer de cents ou de billets d’un dollar. « Comment s'est passé ta journée ? Boulot j'imagine ?» Il leva les yeux vers elle, un sourire au coin des lèvres. La monotonie des conversations humaines le déroutait toujours autant. Si elle semblait en avoir l’habitude, lui était un peu moins confiant. Il entreprit de lui répondre. « Trop rapidement à mon goût. J’ai loupé l’heure. Il y avait du travail aujourd’hui ! Et toi ? Bonne journée ? » Il ne lui ferait pas l’affront de la questionner frontalement pour le moment. Voir même pas du tout. Elle allait mal à ses yeux et même s’il était relativement indépendant, ne se souciant que de son bien-être et de celui de son épouse. Il ne pouvait s’empêcher d’avoir un pincement au cœur au sujet d’Aphrodite. Il avait envie de l’aider à aller mieux, même s’il était incapable de savoir comment s’y prendre.

Lentement il porta son verre à ses lèvres et en bu une gorgée du bourbon qu’il avait commandé. Le breuvage lui réchauffa l’estomac pendant un instant avant de disparaître, comme si de rien était. Heureusement pour lui, ses capacités de dieu l’empêchaient d’être ivre trop rapidement, lui permettant d’apprécier la finesse des breuvages des mortels. Il reposa ensuite son verre et tourna la tête autour de lui pour observer les humains qui semblaient vivre sereinement leurs existences respectives. Son attention se reporta finalement à Aphrodite, ou plutôt Mary, et il lui offrit un nouveau sourire léger. « Détends-toi, je ne suis pas mon frère. Les leçons de morales ce n’est pas mon truc. » Et c’était vrai. Même si Zeus semblait penser qu’Hadès était tout désigné pour faire changer d’avis la déesse, ce dernier ne partageait pas forcément son avis. Tout ce qu’il voulait, c’était aider un membre de sa famille.

( Pando )